J’ai déposé avec plusieurs collègues, à l’initiative d’Isabelle Attard et de Barbara Romagnan, une proposition de loi pour la protection et l’équilibre du temps de travail, tirée des propositions du Groupe de recherche pour un autre code du travail (GR-PACT).
EXPOSE DES MOTIFS
Cette proposition de refonte du droit du temps de travail obéit à plusieurs objectifs.
Le droit du temps de travail rythme la vie de la très grande majorité des personnes, il s’agit donc d’une chose sérieuse. Il doit s’adapter à la très grande diversité du travail salarié, il s’agit donc d’une chose difficile. Il doit permettre une certaine sécurité juridique et donc être suffisamment précis. Pour ces raisons, la présente proposition reste d’un volume respectable. Si la législation a pu être divisée par presque trois en volume, c’est principalement du fait de ses malfaçons, redondances et lourdeurs. C’est aussi parce que certaines voies tortueuses de contournement des protections élémentaires ont été supprimées.
Favoriser l’emploi plutôt que de favoriser l’accroissement de la durée du travail
La question du chômage est inévitable lorsque l’on traite du droit du travail, même si les effets de ce droit sur l’emploi sont toujours assez hypothétiques. L’une des rares évolutions du droit du travail dont il est généralement admis qu’elle a été créatrice d’emplois est la réduction du temps de travail. L’importance de cette création est très débattue, mais l’impact globalement positif de la réforme en la matière fait l’objet d’un assez large accord. À l’inverse, les différentes mesures qui permettent un allongement de la durée du travail, prévues par le projet de loi El Khomri, risquent d’être destructrices d’emplois. Elles ne favorisent même pas ceux qui, en poste, pourront ou devront accumuler les heures : ce projet accroît les hypothèses dans lesquelles le paiement des heures supplémentaires pourra être réduit, reporté, ou même supprimé.
Le présent projet fait, lui, le choix de favoriser l’emploi plutôt que d’allonger le temps de travail. Dans cette direction, des incitations à la réduction du temps de travail ont été prévues. La durée légale est réduite en contrepartie des flexibilités consenties par les salariés et le principe de la journée de huit heures est réintroduit. En outre, la rémunération convenable et dans un délai raisonnable des salariés qui accomplissent des heures supplémentaires est, à nouveau, garantie.
Certaines souplesses d’organisation ont été créées afin de faciliter la mise en place d’équipes successives sur un même poste. Ainsi, un certain accroissement des durées maximales quotidienne et hebdomadaire a été rendu possible, en échange d’une réduction du nombre de jours travaillés. Ce qui pourra permettre une meilleure utilisation des moyens de production, tout en favorisant l’emploi.
Reconnaître le temps libre comme notion juridique et comme droit des salariés
Actuellement, le code du travail oppose le temps de travail au « temps de repos ». Cette terminologie d’origine européenne s’explique historiquement. Elle rappelle la nécessaire reconstitution de la force de travail et rattache la problématique du temps de travail à celle de la santé des salariés. Pour exacte et importante qu’elle soit, cette problématique n’est pas la seule à devoir être prise en compte.
Le temps qui n’est pas consacré au travail n’est pas exclusivement consacré au « repos ». Ce peut être un temps utilisé pour exercer une deuxième activité professionnelle. C’est aussi le temps de la vie familiale, sociale, amicale, de loisirs, sportive, associative, militante, … Ces « vies » là sont, elles aussi, essentielles. Elles le sont à la société en général bien sûr, mais elles le sont aussi à l’économie et particulièrement à l’économie moderne. Sans insister sur la qualité de vie, qui permet aussi une certaine qualité du travail, sur la vie familiale qui permet une meilleure éducation des enfants (futurs travailleurs), sur le temps de formation pris sur le temps libre ou sur les mérites de la vie associative, il faut aussi prendre en compte l’apport du temps libre pour cette nouvelle économie de la gratuité dont Wikipedia et les logiciels libres sont des symboles. Le temps libre apparaît, pour cette économie, comme un espace de création indispensable. Par ailleurs, sans les activités militantes, qui sont, elles aussi, des activités du temps libre, il n’est pas de démocratie.
La protection du temps libre est aussi une question de justice dans la relation de travail. Le contrat de travail est l’échange d’un temps de travail contre un salaire. Le temps libre n’est pas cédé à l’employeur. Il convient qu’il ne puisse pas être interrompu par des demandes d’interventions intempestives. Il convient que l’employeur ne puisse pas modifier unilatéralement et à sa guise les horaires de travail pour préempter le temps libre. Le salarié a échangé un temps de subordination contre un salaire. Il n’a pas subordonné sa personne dans son ensemble. Hors de son temps de travail, il redevient un citoyen libre et égal en droit.
Pour toutes ces raisons, la notion de « temps de repos » a été remplacée par la notion de « temps libre ».
Ce changement n’est pas seulement terminologique. Il s’agit d’un choix de société essentiel, qui produit d’importantes conséquences. Il exige notamment une prévisibilité, pour le salarié, de son emploi du temps.
Garantir la prévisibilité du temps libre
Depuis une trentaine d’années, des dizaines de réformes législatives successives sont venues accroître progressivement la « flexibilité » du temps de travail et avec elle les possibilités, pour les employeurs, de préempter unilatéralement le temps libre des salariés. Actuellement, en principe, la fixation des horaires appartient au pouvoir unilatéral de l’employeur et les changements d’horaires peuvent être imposés aux salariés dans des délais très brefs, parfois du jour au lendemain. À cette évolution du droit s’ajoute l’usage croissant des technologies de l’information et de la communication, qui font que de plus en plus de salariés demeurent joignables durant leurs temps de repos. 20 % des salariés n’ont plus connaissance de leurs horaires et rythmes de travail du mois suivant et ce chiffre est globalement en hausse. Plus inquiétant encore, à la différence de ce qui était encore observable en 2005, ce sont désormais les catégories de personnel les plus fragiles qui sont les plus touchées par cette imprévisibilité de leurs emplois du temps. Cette évolution est inquiétante. Et plusieurs dispositions du projet El Khomri pourraient l’accélérer.
Les activités de la vie personnelle exigent toutes une certaine prévisibilité, une certaine capacité d’organisation d’un emploi du temps. Ignorer quand on travaillera ou pas, d’un mois sur l’autre, d’une semaine sur l’autre, parfois d’un jour à l’autre, rend presque impossible de programmer une garde d’enfants, un repas avec des amis, un voyage, un tournoi de pétanque, … Un salarié aux horaires flexibles ne pourra ni trouver une activité professionnelle complémentaire (cruciale pour les salariés à temps partiel), ni assumer des responsabilités extra-professionnelles, associatives ou militantes.
Une série de mesures sont ici proposées pour prohiber le « travail au sifflet », réduire les temps d’astreinte, ouvrir un droit au refus des changements intempestifs d’horaires, imposer des délais de prévenance pour toute modification importante de l’emploi du temps et garantir un droit à la déconnexion.
La prévisibilité du temps libre et le besoin social d’un temps libre collectif expliquent aussi qu’il ait été choisi de renforcer la prohibition du travail le dimanche. Actuellement, 28 % des salariés travaillent régulièrement le dimanche. Si ce chiffre continue à croître, le principe d’un jour commun de repos deviendra bientôt théorique.
Cette protection de la prévisibilité du temps libre ne signifie nullement un retour aux horaires collectifs, identiques tous les jours de la semaine, tous les jours du mois et tous les mois de l’année. De nombreux types d’emplois du temps doivent demeurer possibles. Il convient simplement d’en préciser les conditions. Et de prévoir des contreparties aux adaptations qui peuvent être consenties par les salariés.
Prévoir des contreparties à l’adaptation du temps de travail
La possibilité d’organiser le temps de travail différemment selon les jours de la semaine, les semaines du mois, et même selon les périodes de l’année, peut présenter de grandes utilités notamment dans les entreprises soumises à de fortes variations d’activité. Ces possibilités d’adaptation sont aujourd’hui très importantes. Elles ont été dans l’ensemble conservées dans le présent projet. En revanche, à la différence de ce que prévoit le projet de loi El Khomri, il n’a pas semblé utile de les accroître encore.
En la matière, la principale innovation du présent projet est d’exiger des contreparties à l’effort d’adaptation requis du salarié. Une rémunération minimale de l’astreinte a été prévue. L’augmentation du nombre d’heures maximal quotidien ou hebdomadaire a été conditionnée par une réduction du nombre de jours travaillés sur le mois. Le passage au forfait-jour a été associé à une réduction du nombre de jours travaillés sur l’année. Et l’annualisation du temps de travail a été conditionnée par un passage aux trente-deux heures en moyenne.
Préserver l’autonomie acquise par certains salariés sur leur emploi du temps
Certains salariés ont une importante maîtrise de leur travail et de leur emploi du temps. Cette autonomie, souvent payée au prix d’horaires à rallonge, n’en est pas moins un bien précieux, vécu comme tel. Il convient de ne pas imposer à ces salariés le retour aux contrôles et aux pointeuses, dont ils ne veulent pas, fût-ce dans un souci de protection. Il s’en suit la conservation de certaines souplesses.
Le forfait-jour a été conservé, mais avec l’encadrement renforcé qu’exige le droit européen (respect des durées maximales du travail) et la prévision de protections spécifiques pour les salariés qui optent pour ce type de calcul de leur temps de travail (rémunération minimale ajustée, limitation des catégories de salariés concernés, rôle du CHSCT dans le contrôle de la charge de travail, négociations obligatoires sur la charge de travail).
Le projet adopte par ailleurs une définition large du salariat, dans la tradition du livre VII du code du travail. Ce qui permet l’intégration dans le code du travail des salariés qui travaillent par l’intermédiaire de plateformes numériques (Uber, Deliveroo…). Cette intégration est indispensable pour que cessent certains abus des plateformes (lock-out illégal décidé par Uber en réponse à un mouvement de grève, baisse unilatérale des rémunérations sans préavis, licenciement par simple déconnexion, sans entretien, préavis, ni motivation…). Elle est aussi nécessaire pour que ces travailleurs puissent bénéficier des protections sociales minimales (accident du travail, chômage…). Certaines souplesses et simplifications administratives sont cependant nécessaires pour intégrer ces salariés. Cette partie sur le temps de travail contiendra des dispositions relatives au travail à temps partiel de ces travailleurs.
Favoriser la négociation collective et prévoir une solution dans les TPE dépourvues d’interlocuteurs syndicaux
Les adaptations de l’emploi du temps des salariés aux rythmes et besoins de l’entreprise supposent la conclusion d’une convention collective. Cette solution, omniprésente dans le code du travail, a été maintenue dans le présent projet. Lorsque les cadres légaux sont assouplis, il convient que cet assouplissement se fasse avec l’accord et sous le contrôle des organisations syndicales représentatives dans l’entreprise. Par ailleurs, nous réfléchissons aux conditions d’un meilleur équilibre entre les parties à la négociation collective. Mais cette question relève d’un autre chapitre.
Dans les très petites entreprises, l’absence de présence syndicale rend la conclusion d’un accord collectif impossible en pratique. Pour que ces petites entreprises ne soient pas mises dans une situation concurrentielle difficile vis-à-vis des grandes entreprises, un système d’autorisation administrative est prévu en lieu et place de la condition d’un accord d’entreprise. Cette dérogation, justifiée par la petite taille des entreprises, est strictement limitée et encadrée. Ce système d’autorisation est associé à une possibilité d’enquête de l’inspecteur du travail, afin de connaître l’intérêt et la volonté des salariés. Il est réservé aux entreprises de moins de onze salariés, et à celle de moins de vingt salariés qui ont dûment organisé des élections de délégués du personnel, mais n’ont pu avoir d’élus faute de candidat.
Retrouver la proposition de loi sur le site de l’Assemblée nationale