Développement en Afrique: « Ce continent ne peut pas continuer à être le plus inégal du monde »

Retour sur le sommet du cinquantenaire qui s’est tenu, les 25 et 26 mai 2013, à Addis-Abeba, au siège de l’Union africaine. Cinquante ans d’intégration régionale africaine et le bilan à tirer n’est pas que politique, il est aussi économique. Ibrahim Assane Mayaki, secrétaire exécutif de l’Agence de planification et de coordination du nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad), l’agence chargée du développement au sein de l’Union africaine, est l’invité de RFI.

RFI : Pour ce cinquantième anniversaire, vous mettez l’accent sur les zones rurales. Pourquoi ? Parce qu’elles sont les grandes oubliées de ces cinquante ans ?

Ibrahim Assane Mayaki : L’Afrique a connu des taux de croissance économique importants, qui sont salués partout depuis 6, 7 ans. Mais le monde rural est devenu plus pauvre, et là nous avons un très sérieux problème. Si nous voulons aller vers un développement équilibré, si nous voulons freiner la ruralisation des villes, qui n’est pas une véritable urbanisation, il faut des politiques publiques adéquates qui visent un développement territorial beaucoup plus équilibré.

Afrique en mainCe que vous dites, c’est qu’il y a eu, grâce au boom sur les secteurs miniers et hydrocarbures, de bons taux de croissance sur le continent africain ces quinze dernières années mais qu’en fait, ce n’est pas un vrai taux de croissance, n’est-ce pas ? Ca ne créé pas d’emplois ?

Factuellement, c’est un vrai taux de croissance puisque c’est un chiffre, un chiffre entre 6 et 7,5. Mais le problème de fond, c’est que cette croissance n’est pas synonyme de transformation économique. Et si nous avons ces inégalités au niveau des territoires et au niveau des populations, nous préparons une bombe à retardement. Deuxième point, l’Afrique a connu beaucoup de mirages économiques : la Côte d’Ivoire est un mirage économique et dans les années 1960, on a vu ce qu’il s’est passé ; la Tunisie était un mirage économique avec des bonnes routes, de bons aéroports, de bons hôpitaux et on a vu ce qu’il s’est passé. Donc, ne réfléchissons plus en termes de miracle, mirage, et surtout construisons l’égalité. Ce continent ne peut pas continuer à être le continent le plus inégal du monde.

Pourquoi dites-vous que les cultures d’exportation, comme le cacao par exemple, ne marchent pas si bien que ça ?

Ça ne marche pas si bien que ça parce que pour toutes les cultures, nous devons réfléchir en termes de transformation. En fait, le concept fondamental qui doit régir le comportement des leaders politiques durant les 20 ou 30 années à venir, c’est le mot « transformation » : transformer nos matières premières, transformer nos cacaos, cafés et minerais. Si nous ne procédons pas à la mise en place de systèmes d’industrialisation progressifs qui créent de la valeur ajoutée, nous ne pourrons pas répondre au défi de création d’emplois pour les jeunes, parce que l’arrivée de grandes multinationales achetant des terres ou investissant dans les minerais pour les exporter de manière pratiquement brute, ce n’est pas cela la transformation. La transformation, c’est d’abord de renforcer la capacité des paysans à produire ; ils ont nourri l’Afrique durant les cinquante dernières années avec des outils rudimentaires. Si on augmente leur capacité à produire avec d’autres outils et qu’on crée un environnement favorable, on va atteindre la sécurité alimentaire.

Manifestations au Sénégal

Ça veut dire : voir le secteur informel différemment et puiser dans ce potentiel d’entreprenariat pour les orienter vers des petites et moyennes entreprises qui soient formelles, parce que ce tissu de petites et moyennes entreprises n’est pas construit. Et là, on ne va pas aller réinventer la roue. Lorsqu’on regarde le modèle coréen et dans la plupart du Sud-Est asiatique, c’est comme cela que ça s’est passé. Évidemment, Christine Lagarde (directrice générale du Fonds monétaire international, NDLR) dit que les finances publiques de l’Afrique aujourd’hui sont mieux gérées que celles de la Grèce, celles de l’Europe en général. On a multiplié nos ressources, nos revenus internes par quatre, mais là aussi, attention : on a une fuite de capitaux qui est entre 40 et 50 milliards par an et qui est due non seulement au fait que beaucoup de multinationales ne paient pas leurs impôts, mais aussi à la corruption. Alors, ce cinquantenaire est le moment de dire : ça va mieux, mais attention !

Vous dites que cette économie de transformation, ça commence à marcher en Afrique du Nord et en Afrique australe, mais pas encore sur le reste du continent. Est-ce qu’il y a quand même quelques pays modèles qui font exception ?

La région qui vraiment fait le plus de progrès dans ce domaine, c’est l’Afrique de l’Est (Tanzanie-Kenya-Ouganda-Rwanda). C’est la région qui connaît le taux le plus élevé de création de petites et moyennes entreprises, où toute la technologie des téléphones mobiles, qui par ailleurs a fait l’objet d’inventions très spécifiques dans la zone, marche bien. Industrie extrêmement complexe et gestion quasi parfaite. Donc l’Afrique de l’Est fait énormément de progrès.

InégalitéLa vieille distinction entre les gens des villes et les gens des campagnes, n’est-ce pas fini aujourd’hui ?

C’est fini si on prend en compte les facteurs d’urbanisation accélérés où les villes de taille petite et moyenne connaissent une expansion donnée. On peut dire que les villes rentrent dans les campagnes.

Et puis, il y a le téléphone mobile !

Il y a le téléphone mobile qui permet au producteur de savoir, même s’il est analphabète, à combien se vend sa production sur le marché qui est à 40 kilomètres. Mais il faut quand même maintenir ce type de distinctions, parce que lorsque je disais au début que le monde rural est plus pauvre aujourd’hui avec des taux de croissance économique plus importants, c’est une réalité. Les niveaux d’inégalité poussent à réfléchir en termes de développement territorial, ce que nous avons laissé et abandonné il y a quinze, vingt ans. Donc, repenser territoire, repenser égalité, repenser renforcement des paysans, des agriculteurs dans les zones rurales, c’est tout à fait capital.

Propos recueillis par Christophe Boisbouvier. Consulter l’article sur le site de RFI.