Voici un article de Slate publié le 20 novembre, qui revient sur notre vote contre la loi sur l’état d’urgence.
Les arguments des six députés qui ont voté contre la loi sur l’état d’urgence
Jeudi 19 novembre, seuls six députés ont voté contre la prorogation de l’état d’urgence à trois mois. Ils s’en expliquent.
Six députés ont voté contre la loi prorogeant l’état d’urgence, jeudi 19 novembre. Nous avons demandé à chacun de ces élus de nous détailler un argument justifiant leur opposition au texte.
1.«On ne modifie pas la Constitution dans l’urgence» (Pouria Amirshahi, PS)
«Non seulement le droit commun permet d’agir efficacement, comme l’ont montré les opérations policières de Saint-Denis, effectuées sur la seule base du code de procédure pénale et des lois antiterroristes, mais il est surtout inconcevable d’annoncer qu’une réforme de notre Constitution aura lieu pendant les trois mois d’état d’urgence proposés. Au nom du respect de notre démocratie, on ne doit pas confondre les temps démocratiques. C’est une confusion inouïe et jamais vue en démocratie. Je ne connais pas une démocratie qui accepte de changer sa Constitution dans l’urgence. L’efficacité et le respect du droit valent mieux que la communication martiale et anxiogène. C’est dommage car l’action est là…»
Pouria Amirshahi, député PS de la neuvième circonscription des Français de l’étranger, a développé d’autres arguments dans une tribune au Monde, pointant notamment la «contradiction» selon lui qu’il y avait à affirmer d’un côté «que la démocratie ne gagnera qu’en étant elle-même» et à défendre de l’autre «l’inverse dans la loi». «Est-ce assumer notre démocratie que d’interdire potentiellement des manifestations citoyennes?» se demande-t-il.
2.«Nous prenons le risque de disperser nos capacités» (Barbara Romagnan, PS)
«Nous ne sommes pas sans protection: dès 1986, en réaction aux vagues d’attentats, des lois antiterroristes ont été votées, ainsi qu’après le 11-Septembre et les attentats de Madrid en 2004. Ces lois dotent les services de l’État de moyens considérables: extension de la garde à vue à quatre jours, report de la présence d’un avocat à la soixante-douzième heure contre douze ou vingt-quatre heures en temps normal, perquisition possible sans l’assentiment de la personne, création d’un corps spécialisé de juges d’instruction. La loi antiterroriste du 30 novembre 2014 prévoit l’interdiction du territoire des suspects candidats au djihad et crée un délit d’entreprise terroriste individuelle pour permettre d’appréhender même les personnes qui agissent seules. Est-elle est inopérante? En élargissant sans cesse le spectre des personnes surveillées et susceptibles d’être interpellées, on prend le risque de disperser nos capacités à prévenir des attaques: les moyens humains ne sont pas extensibles à l’infini, donner trop de matière à analyser s’avère contre-productif.»
La députée du Doubs Barbara Romagnan a précisé sa pensée sur son blog et dans une interview à Metronews : «Que ce soit le gouvernement, par le biais du Premier ministre, et non des juges qui prennent des décisions, pose dans l’absolu un problème. Sauf à ce qu’on m’explique en quoi c’est vraiment un gain dans le cadre de l’enquête.»
3.«Tout est déjà dans la loi actuelle, il suffit de l’appliquer» (Isabelle Attard, EELV)
«Perquisitions de nuit, assignations à résidence, enquêtes, filatures, surveillance électronique, dissolution d’associations, expulsion d’imams appelant à la violence, tout est déjà prévu dans nos lois. Tout est déjà réalisable par les policiers, gendarmes et agents de renseignement sans prolonger l’état d’urgence. Le juge Trévidic pointe une seule cause majeure aux insuffisances des forces de l’ordre: le manque de moyens financiers et humains. Les moyens manquent parce que les gouvernements successifs ont diminué le budget de la Justice.»
Isabelle Attard, députée du Calvados, déplore par ailleurs, comme d’autres députés, la précipitation avec laquelle l’exécutif a rédigé ce texte. «Ces trois années passées à l’Assemblée nationale m’ont montré qu’une loi votée trop vite est toujours mauvaise. Que dire d’une loi rédigée et votée en soixante-douze heures?», écrit-elle sur son blog.
4.«Nous sommes très loin d’une réécriture marginale» (Gérard Sebaoun, PS)
«L’article 4 modifie significativement la loi de 1955 et confère plus de pouvoirs exceptionnels à l’autorité administrative sans intervention du judiciaire. Il redéfinit par exemple les personnes susceptibles d’être assignées à résidence: « Toute personne dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre public » devient « toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». Nous sommes très loin d’une réécriture marginale. Pour mémoire: une personne assignée à résidence n’est pas une personne qui a commis une infraction, ce n’est pas un détenu. Avec la rédaction votée, on se rapproche d’une forme de détention administrative (douze heures à l’intérieur du domicile, bracelet électronique dans certains cas).»
Sur son blog, le député du Val d’Oise Gérard Sebaoun fournit d’autres arguments et précise qu’il n’est pas contre l’état d’urgence pour trois mois, mais contre certaines des modifications législatives du projet de loi. «Je sais qu’une lecture rapide de ma position sans prendre le temps de lire cet article entraînera des réactions négatives, virulentes voire insultantes. J’entendrai tout commentaire construit sur la raison et pas l’émotion», précise-t-il. Nous vous invitons à lire son propos détaillé.
5.«La défense des libertés ne s’oppose pas à la lutte contre le terrorisme» (Sergio Coronado, EELV)
«Pourquoi écarter les juges spécialisés et leur liberté d’agir? C’est confortable pour un gouvernement, dangereux pour la société. Le premier devoir d’un député est de fixer les règles concernant « les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques; la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias; les sujétions imposées par la Défense nationale aux citoyens en leur personne et en leurs biens », article 34 de la Constitution française. Et non de les en priver. La défense de nos libertés publiques, si chèrement acquises, n’est nullement un obstacle à la lutte contre le terrorisme.»
L’élu écologiste Sergio Coronado, député des Français de l’étranger, a défendu dans les colonnes du Huffington Post et sur son blog l’idée que l’état d’urgence n’était, «en lui-même, pas de nature à écarter le danger» et a lui aussi dénoncé le manque de moyens côté judiciaire comme origine des problèmes: «Alors qu’environ 2.500 personnes travaillent au renseignement, à peine 150 personnes le font du côté judiciaire. Ce déséquilibre signifie que les juges n’ont pas les moyens de traiter les renseignements qui leur sont transmis.»
6.«Nous envoyons un message de résignation à l’Etat Islamique» (Noël Mamère, écologiste)
«Les messages de la place de la République, de la rue de Charonne, du Bataclan, de la rue Bichat, tous disent une seule et même chose: « Nous n’avons pas peur », « Vous avez cru nous enterrer, mais nous étions des graines ». Ce message de résilience et d’espoir, nous ne l’entendrons pas si nous prorogeons trop longtemps de telles mesures d’exception. Pire, nous envoyons un message de résignation à l’État islamique, qui veut apporter la preuve que notre État de droit est faible. Nous devons lui opposer notre détermination commune à défendre une société ouverte, sûre d’elle-même et de ses libertés. Ne lui donnons pas raison.»
Noël Mamère, député de Gironde, a développé d’autres arguments lors d’un discours prononcé dans l’hémicycle et au travers d’interviews à la presse, comme à France 3 : «Autant je suis d’accord sur le renforcement des moyens des renseignements, de la justice, de la police, autant je suis dubitatif quant à la prolongation de l’état d’urgence et à la révision constitutionnelle.»
Et un «bonus», de la députée qui s’est abstenue:
7.«Pas de plus-value par rapport au droit existant»(Fanélie Carrey-Conte, PS)
Fanélie Carrey-Conte, députée de Paris, a expliqué sur Twitter ne pas soutenir les «mesures de restriction des libertés» prévues par cette révision de la loi de 1955 sur l’état d’urgence. Elle a précisé plus tard sur son blog avoir regretté qu’aient été soumises au vote des modifications de la loi de 1955 ne lui «semblant pas apporter de plus-value par rapport au droit existant, et pouvant conduire à restreindre de manière très problématique les libertés publiques». «Raison, protection de tous dans le respect des solidarités et des libertés doivent impérativement rester notre boussole», conclut-elle dans ce billet.
Aude Lorriaux
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