Une initiative d’envergure est nécessaire pour mettre fin aux politiques qui ont conduit à la pauvreté, à la sous-alimentation paysannes et urbaines et à l’insécurité militaire actuelle en Afrique de l’Ouest.
Depuis trois décennies en effet, les paysans d’Afrique de l’Ouest, qui sont parmi les moins bien équipés du monde, ont été livrés sans grande protection et sans grand appui à la concurrence des grandes entreprises à salariés qui se multiplient dans les pays à bas prix de la terre et de la main d’oeuvre du Sud et de l’Est ainsi qu’à celle des producteurs les mieux équipés, les plus soutenus et les mieux protégés du Nord.
Avec comme conséquences, prévues de longue date par les économistes agricoles :
- le blocage du développement et l’appauvrissement de la majorité de la paysannerie,
- l’exode vers les bidonvilles, sous-équipés et sous-industrialisés, où règnent le chômage, les bas salaires et la précarité,
- les vagues d’émigrations qui se heurtent aux restrictions croissantes des pays d’accueil,
- les frustrations, les ressentiments et les dérives d’une partie de la jeunesse (1),
- l’instabilité politique et l’insécurité militaire qui affectent l’un après l’autre la plupart des pays de la sous-région.
Dans ces conditions, les actions conventionnelles d’aide au développement et aux revenus, amoindries par la crise budgétaire, sont incapables de réduire l’exode, le chômage, l’émigration, l’instabilité et l’insécurité militaire qui en résultent. Incapables aussi de réduire les déficits alimentaires, commerciaux et budgétaires de ces pays. Cette approche dépassée est vouée à l’échec. Pire, dans la mesure où elle peut encore faire illusion, elle contribue à démobiliser les forces favorables au changement.
Il faut donc remplacer les politiques qui ont conduit à la pauvreté et à l’instabilité actuelles par des politiques capables de les éradiquer. Or précisément, il existe une autre voie, expérimentée avec succès dans de nombreux pays développés ou en développement : payer les productions vivrières des paysans à des prix rémunérateurs, assez élevés et assez stables, pour leur permettre de vivre dignement de leur travail, d’investir et de progresser, pour mieux se nourrir eux-mêmes et mieux contribuer à nourrir les villes.
Il faut aussi mettre sur pied une organisation unique d’appui au développement agricole, comportant notamment un service de crédit agricole digne de ce nom, généralement inexistant aujourd’hui, et un service technique capable de promouvoir les pratiques, de mieux en mieux connues, de l’agro-écologie aptes à préserver les ressources naturelles de l’Afrique de l’Ouest, en évitant les erreurs de la révolution verte. Et il faut sans plus attendre mettre fin aux accaparements de terres paysannes qui se multiplient et qui ne sont pas faits pour réduire la pauvreté.
Cette stratégie exige, en tout premier lieu, de mettre en place un ensemble de droits de douane, portant sur les principales denrées alimentaires de base importées en Afrique de l’ouest (céréales, légumineuses, matières grasses, viandes, lait). Le mieux serait de partir du tarif extérieur commun récemment adopté par la CEDEAO et de le faire varier en raison inverse du prix international, de manière à éviter les effets désastreux d’un retour à la baisse des prix pour les producteurs (2).
Ce dispositif douanier, serait dûment complété par :
- la mise sur pied de stocks régionaux de sécurité alimentaires, constitués en période de bas prix, et destinés à être revendus en cas de pénurie (3) de telle manière que les prix des aliments achetés par les consommateurs pauvres, des villes et des campagnes, ne montent pas au-dessus des prix maximums qu’ils peuvent supporter sans se sous-alimenter (4),
- des subventions à la consommation pour les plus vulnérables (5).
Cette stratégie, seule capable d’assurer la relance de l’agriculture paysanne, le développement économique et le retour à la sécurité de l’Afrique de l’Ouest, suppose un engagement particulier et fort, des gouvernements, souverains, d’Afrique de l’Ouest, de l’Union européenne et des Nations Unies. Elle doit donc être le fruit d’une initiative diplomatique d’envergure. Une initiative que les chefs d’Etat et de gouvernement directement et indirectement concernés s’honoreraient de lancer au plus tôt.
En France en effet, un large éventail politique, allant bien au-delà de la présente majorité, perçoit cette nécessité et serait prêt à soutenir une telle initiative. Et la plupart des acteurs du développement, de la coopération décentralisée, des ONG et des mouvements sociaux sont déjà convaincus et porteurs de ces orientations, aux côtés des organisations paysannes africaines.
Mais partager cette analyse et agir en ce sens ne suffit pas. Encore faut-il le faire avec une ambition et une force politique suffisantes pour réussir. C’est ce que nous attendons.
24 octobre 2013. Marcel Mazoyer, Ibrahima Coulibaly, Christine Surdon, Gérard Azoulay, Véronique Ancey
(1) Comme le montrent les enquêtes que nous faisons depuis trois ans au Mali.
(5) Les droits de douane appliqués ces dernières années dans cette sous-région sont en effet insignifiants et en tout cas très inférieurs à ceux appliqués par les Etats-Unis, l’Union Européenne, la Chine, le Japon.
(3) F. Galtier et B. Vindel, Gérer l’instabilité des prix alimentaires dans les pays en développement, AFD, Paris, 2012
(4) De telle manière que les prix des aliments achetés par les consommateurs pauvres des villes, mais aussi par les paysans pauvres devenus acheteurs nets de nourriture, ne montent pas au-dessus des prix maximums qu’ils peuvent supporter sans se sous-alimenter.
(5) Achats publics et redistribution aux plus pauvres par divers dispositifs (dont écoles). Sachant d’une part que les plus pauvres sont dans tous les cas dans l’impossibilité de se nourrir par leurs propres moyens et d’autre part que la distribution gratuite de denrées alimentaires nuit gravement aux producteurs locaux.
Retrouvez également la tribune de Marcel Mazoyer, Christine Surdon, Ibrahima Coulibaly, Gérard Azoulay, Véronique Ancey et Olivier de Schutter sur le site du Monde.