Jacques Attali a rendu le rapport sur la Francophonie économique que lui avait confié le Président de la République. Ayant modestement contribué à sa réflexion, je lui ai adressé après sa publication mes principales remarques, entre encouragements et critiques.
Monsieur Attali,
C’est avec plaisir et intérêt que j’ai pris connaissance de votre rapport sur « La francophonie et la francophilie, moteurs de croissance durable », que vous avez remis la semaine passée au Président de la république française. Je vous remercie de m’avoir sollicité personnellement en amont de sa rédaction et d’avoir demandé à deux hauts-fonctionnaires de recueillir mes analyses et propositions. Je me permets de vous adresser par la présente mes commentaires au sujet de quelques suggestions phares de votre rapport.
En premier lieu, je suis heureux de constater que l’idée d’une stratégie francophone dans la mondialisation fait son chemin ; je vous remercie d’avoir repris à votre compte certaines des analyses et propositions que je formule depuis quelques années et, plus récemment dans le rapport parlementaire consacré au sujet. C’est pourquoi je salue la proposition numéro 8 concernant l’appui aux systèmes éducatifs d’Afrique francophone, qui doit passer par un investissement financier prioritaire de la France auprès des pays au système scolaire défaillant. Le soutien au CNED me semble également très pertinent (proposition numéro 5). En revanche, je ne partage pas l’idée d’appuyer principalement le développement de programmes d’enseignement privés, comme vous le suggérez dans vos propositions 2 et 3. Cela ne serait pas favorable à une démocratisation de la langue française ni plus largement à la démocratisation de l’accès au savoir. Je reste persuadé que l’apprentissage doit être accessible à tous, c’est même la clé du développement économique, scientifique, culturel. Vous conviendrez j’en suis sûr que l’apprentissage d’une langue est un bien précieux qu’il convient de ne pas commercialiser comme une marchandise, un produit.
Concernant la proposition numéro 1 relative au renforcement de l’apprentissage du français en France, et que je partage, j’ajouterais ceci : si nous voulons – c’est en tout cas mon utopie – que les peuples francophones partagent et cultivent un sentiment d’appartenance à une même communauté de langue, alors il est temps que, dans ses programmes officiels, la France fasse la part belle aux littératures francophones de la primaire au baccalauréat. Notre patrimoine national est certes riche mais il convient qu’aux côtés de Balzac, Hugo et Montaigne soient honorés Kateb Yacine, Anna de Noailles, Amin Maalouf, Tristan Tsara, Naghuib Mahfouz, etc. La francophonie, ce n’est pas l’exotisme des autres, mais un imaginaire partagé. Et cultiver un sentiment d’appartenance commence par proclamer l’égalité des arts, des lettres et de l’Esprit. La proposition numéro 13 d’un bac francophone va dans ce sens, de même que le développement des partenariats entre les grandes écoles de l’espace francophone ; je regrette cependant que les universités, également créatrices de talents et sources d’excellence ne figurent pas dans ce plan. Je suggère donc de les intégrer dans une réflexion stratégique, d’autant que, malgré ses limites et ses difficultés, l’Agence Universitaire de la Francophonie reste un outil très utile à cette fin.
Concernant la distribution de manuels scolaires (proposition numéro 10), il convient de privilégier une approche non-française, mais adaptée aux cultures, aux histoires, aux représentations nationales de chaque pays. Je vous renvoie là aussi aux propositions de mon rapport parlementaire sur ce sujet.
Quant à la délivrance quasi-automatique de visas pour les boursiers francophones ayant obtenu le droit de poursuivre leurs études en France, elle existe déjà peu ou prou. C’est sans doute une réflexion plus large qu’il faut engager dans le domaine de la mobilité des personnes. N’en déplaise aux autorités françaises (plus strictes dans leur interprétation des accords Shengen que nombre de nos partenaires), nous pouvons imaginer un « visa francophone » pour une libre circulation des étudiants, chercheurs, scientifiques, artistes, chefs d’entreprises et universitaires francophone. Il faut, je crois, tourner le dos à la pauvreté de l’approche anxiogène de la mobilité et des migrations qui prévaut dans les élites françaises et souhaiter que la France soit encore et de plus en plus désirée…
Si, comme vous, je pense que le noyau francophone déjà existant doit développer son attractivité par le rayonnement culturel, il me semble que dans les propositions 16, 17, 19 et 20, vous suggérez principalement la diffusion de la culture française. Elle est souhaitable bien entendu. Mais de nombreuses productions artistiques et culturelles existent également dans d’autres pays francophones, qu’il convient de placer aussi au cœur de ce processus de rayonnement culturel. Là encore, l’échange, l’intercompréhension, la circulation des œuvres, la mobilité des artistes constituent autant d’atouts non seulement pour bâtir un même sentiment d’appartenance mais aussi une communauté d’intérêts consciente d’elle-même.
Je salue les propositions pour le développement de partenariats pour le secteur de la recherche et du développement, ainsi que la structuration de réseaux gouvernementaux, entrepreneuriaux et étudiants francophones. Concernant la proposition numéro 47 pour une union juridique francophone renforcée basée sur la consolidation de l’OHADA (Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires), cela semble incontournable, comme les parlementaires l’ont suggéré eux-mêmes ainsi que de nombreux acteurs du droit.
Enfin, je ne souhaite pas que l’OIF se transforme à terme en une Union Economique Francophone ainsi que vous le suggérez. Entre une dilution politique trop éloignée de son identité première (la langue française, qui n’est désormais pas la langue centrale de plus de la moitié des pays membres !) et une mutation en espace marchand, l’OIF a sans doute mieux à porter demain : la reformulation d’une alliance mondiale véritable entre pays francophones, partant d’un premier cercle de pays et œuvrant à une convergence de contenus. Une puissance économique sans politiques de développement sociales, scientifiques et culturelles spécifiques ne saurait permettre la cohésion indispensable à un projet d’intégration. Le nouveau projet francophone que j’appelle, avec d’autres, de mes vœux implique une profondeur stratégique à la hauteur de la nouvelle donne de l’Histoire en marche, qui voit notamment des aires géoculturelles s’organiser de plus en plus autour de langues centrales.
M. Attali, je vous remercie grandement d’avoir pris part au projet francophone. Vos axes économiques concrets permettront sans aucun doute de nourrir la réflexion de tous. Je me permets de vous transmettre à mon tour les conclusions de la mission parlementaire consacrée à l’enjeu francophone, publiées par l’Assemblée nationale et espère que vous y trouverez aussi des idées stimulantes pour ce beau projet, dont la belle universalité a été si merveilleusement écrite et décrite par notre maître Senghor.
Pouria Amirshahi,
Député des Français de l’étranger (Maghreb/Afrique de l’Ouest)