Lorsqu’Alain Bergougnioux m’a demandé de rédiger cet article, j’ai ressenti fierté et gêne: je n’ai rencontré François Mitterrand qu’une fois, 6 mois avant la fin de son dernier mandat (c’était le 8 janvier 1995, j’étais alors président de l’Unef et j’avais 22 ans), et si je vis aujourd’hui en Charente, à quelques minutes de Jarnac, sa terre natale, je n’y ai pas la même ascendance familiale… De plus je n’ai jamais baigné dans le culte de la personnalité; aussi, pour honorer et critiquer une œuvre, un parcours et discuter d’un certain héritage, encore faut-il avoir un but. Je me suis donc assigné celui-ci: en puisant dans l’expérience politique des années Mitterrand, poser des balises sur le chemin de la reconquête politique où a tâtonné le parti socialiste – et plus largement la gauche européenne – pendant trop longtemps.
Sous et depuis la présidence de François Mitterrand, alors même que la gauche avait engagé de grandes réformes progressistes et pris des mesures sociales, les inégalités de toutes sortes n’ont cessé de croître. A gauche, deux interprétations de l’héritage se souvent affrontées, qui insistent sur l’un ou l’autre terme de la contradiction
Pour les uns, la gauche socialiste, faisant sa mue sociale-démocrate, a baissé les armes face au capitalisme et ainsi laissé faire l’extension du domaine de l’argent; pour les autres, l’expérience socialiste française était trop isolée pour pouvoir tenir tête. Il y a à vrai dire deux vérités égales, mais je préfère retenir une hypothèse plus optimiste, en tout cas plus porteuse d’espoir pour l’avenir. Quelles qu’aient été les erreurs politiques commises, j’y reviendrai, François Mitterrand a fait plus que résister à la pression naissante de la mondialisation libérale. Souvenons-nous que l’accession au pouvoir de la gauche correspond au début de la grande réaction conservatrice et ultralibérale conduite par Ronald Reagan et Margareth Thatcher. Alors que le «consensus de Washington»[1] tisse sa toile, la gauche s’engage pour la retraite à 60 ans, la 5ème semaine de congés payés, les libertés publiques, des grands travaux, une ambition culturelle inégalée depuis, la priorité à l’éducation et à la recherche… Ce n’est donc pas dans le procès en trahison qu’il faut rechercher les causes des reculs progressifs entamés par la gauche – car je reste persuadé que la volonté de défaire les chaînes de l’aliénation de classe était présente – mais par la force de l’adversaire autant que par des erreurs politiques de nos aînés.
La gauche gagne donc politiquement une élection majeure en 1981 alors que dans le même moment sont en germe les termes de sa défaite culturelle: le FMI et la banque mondiale sont alors les véritables chevaux de Troie de la grande régression qui veut sécuriser les droits de propriété privée parmi les principaux préceptes de l’économie libérale et l’imposent aux Etats. Dans ce contexte, François Mitterrand voit sans doute dans l’intégration européenne la réponse à cette nouvelle confrontation: les entrées de la Grèce, de l’Espagne, du Portugal – adossées à des politiques publiques structurelles – ainsi que la création de la monnaie unique (prévue dans le Traité de Maastricht ratifié en 1991) qui met fin aux guerres spéculatives entre monnaies européennes en sont les deux principaux moteurs. Pourtant nul ou presque en Europe n’a résisté aux vagues de privatisations, c’est-à-dire de transferts de ressources collectives au bénéfice de quelques uns. Et la France socialiste a elle-même a commis dans ce moment deux fautes dont il faut se rappeler:
- la première est de ne pas avoir voulu la confrontation avec Margareth Thatcher, alors que la France avait encore un poids politique lourd qui lui aurait permis de contraindre la Grande Bretagne à choisir clairement entre l’Europe et l’alliance transatlantique; je suis certain que nous devrons user demain, pour imposer un droit social européen et une nouvelle politique industrielle et monétaire, de la même fermeté que Thatcher lorsqu’il s’était agi pour elle d’extraire la Grande Bretagne des efforts de solidarité communautaire.
- la seconde est de ne pas avoir cherché, particulièrement dans les deux premières années du septennat, à prendre appui sur le peuple, qui venait de lui confier le pouvoir, pour isoler le patronat qui organise alors méthodiquement la fuite des capitaux vers l’étranger et la mise à mal de l’économie.
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Ce dernier point est d’importance et fait apparaître une deuxième réflexion: sans dialectique orchestrée entre la gauche politique et la société mobilisée, la gauche ne tient pas la distance. Il ne faut jamais oublier que la gauche est un ensemble de forces (associatives, syndicales, mutualistes, politiques) et que les avancées de ses thèses dépendent de la cohérence générale. Tout déléguer au parti au pouvoir ou à l’inverse instaurer une étanchéité absolue en son sein (gouvernement/syndicats) ne peut que l’affaiblir. Les grandes lois sociales du début du XXème siècle s’appuient sur des grèves massives et nombreuses; le Front populaire lui-même ne décrète les congés payés et la semaine de 40 heures que sous la contrainte du mouvement ouvrier; et il suffit de regarder comment, au Brésil, Lula a su contenir de légitimes impatiences en donnant publiquement à chaque étape les arguments justifiant ses choix et, surtout, son rythme, sans jamais omettre de rappeler quels sont les buts et qui sont les adversaires… Il faut inventer cette nouvelle stratégie globale de la gauche, avant et pendant une expérience gouvernementale, sans forcément passer par des questions d’ordre organique: après tout, les partis de la gauche anglaise et allemande, qui ont des liens plus étroits avec les syndicats (en France, nous avons la Charte d’Amiens), n’ont pas mieux réussi.
Cette relation au mouvement social, François Mitterrand et le parti socialiste l’avaient pourtant particulièrement entretenu dans le domaine des libertés publiques, de la lutte antiraciste, de la jeunesse et de l’immigration. Toujours attentif aux mouvements de défense des droits de l’Homme, qu’il s’agisse des professionnels de justice ou des associations, François Mitterrand avait aussi résolument fait le choix de la jeunesse, qu’elle soit laborieuse ou scolarisée. Une jeunesse dont il avait pour principe de ne jamais se méfier a priori, qu’il cherchait à comprendre, dont il voulait connaître les responsables, et sous le signe de laquelle il avait placé ses deux mandats. Rien de surprenant qu’il puisa en elle les ressorts de son rebond politique, en 1986 après le mouvement lycéen et étudiant contre le projet Devaquet, et en fit le cœur de la remobilisation de la gauche lors de l’élection présidentielle de 1988. Et c’est sans doute ce qu’il manque encore aujourd’hui à la gauche européenne (qui se retrouve globalement confrontée aux mêmes défis): puiser dans la jeunesse la force d’incarnation d’un nouvel espoir. Un continent comme l’Europe, un pays comme la France, bien que vieillissants, ne renoueront avec la marche du progrès qu’à la condition d’entraîner avec eux celles et ceux à qui, justement, ce progrès est destiné.
Enfin, dans un monde dont les bouleversements s’accélèrent en même temps que nos Etats s’affaiblissent, la gauche doit à nouveau inscrire son projet dans une perspective internationale: pourquoi et comment la France doit participer activement à la construction d’un nouvel ordre mondial? C’est parce qu’il avait conscience de cette responsabilité de la France, quand le monde était encore marqué par le poids de Yalta, que François Mitterrand a duré dans le temps: il incarnait la gauche bien sûr, mais aussi une vision pour le pays dont il préservait farouchement l’indépendance géostratégique. François Mitterrand nous laisse cependant un échec majeur en matière de politique de co-développement, ainsi qu’une question toujours entière, et mise en lumière par les révolutions actuelles au Moyen-Orient: quelle diplomatie des droits de l’Homme, quelle diplomatie de la démocratie? Certes François Mitterrand avait engagé publiquement la bataille sur ces deux fronts : en étant le premier avocat de l’annulation de la dette des pays du Tiers-Monde et en défendant la nouvelle thèse dite de la Baule, qui lie aide et progrès démocratique. Mais la première solution s’est rapidement confondue en tonneau des Danaïdes tandis que la seconde a vu par la suite des dictateurs accepter formellement des élections … pourvu qu’ils soient élus et réélus à plus de 80 %.
Aujourd’hui les règles commerciales, les normes sociales et environnementales, les exigences démocratiques, toutes doivent être revues ou énoncées à l’aune du seul objectif de développement humain universel et partagé. Le monde ne sera plus sûr que lorsque la moitié de l’humanité sera moins pauvre, aura voix au chapitre et que partout existeront les possibilités de développement et les instruments de la redistribution. Faire de lutte contre la pauvreté dans le monde un des axes majeurs de la diplomatie constitue un véritable enjeu politique pour la gauche. La gauche est en train de le comprendre et reconstruit cette vision et ses alliances, en Europe et ailleurs…
A l’heure où les citoyens se mettent en mouvement de l’autre côté de la Méditerranée, une phrase de François Mitterrand résonne encore: «un dictateur n’a pas de concurrent à sa taille tant que le peuple ne relève pas le défi». Je relis mon article et je me dis que finalement, s’appuyer sur les peuples et les sociétés mobilisées, chez soi comme ailleurs, est une bien belle boussole pour la gauche, 30 ans après sa dernière grande conquête politique, que François Mitterrand avait rendu possible car elle nous laissait espérer ceci: le plus beau est à venir…
Pouria Amirshahi est secrétaire national à la coopération, à la francophonie et aux droits de l’Homme.